>> Cet article est extrait du n°81 de la Revue Ensemble (p.12)

« Charles Gardou est anthropologue, Professeur des Universités à l’Université Lumière – Lyon 2 et directeur de l’Institut des Sciences et Pratiques d’Éducation et de Formation (ISPEF). Il est aussi membre du comité de pilotage de la conférence nationale du handicap. Un de ses enseignements porte sur « l’anthropologie du handicap et l’éducation adaptée ».

Cet entretien s’est déroulé à l’ARFRIPS (Association Régionale pour la Formation, la Recherche et l’Innovation en Pratiques Sociales), jeudi 14 avril 2022, en présence notamment de professionnels du médico-social, et de parents d’enfants handicapés. Les questions ont été posées par Émilie Graignic, juriste et formatrice à l’ARFRIPS.

Qu’est ce que le handicap ?

C.G. Je conçois le handicap comme l’une des formes, multiples, des fragilités humaines. Nous sommes tous liés par une vulnérabilité native et devons apprendre à vivre avec elle, à côtoyer les plus fragiles que nous. La première fragilité que nous connaissons, c’est que dès que nous naissons, nous sommes déjà assez âgés pour mourir. C’est notre fragilité première, bien d’autres s’ajoutent : des fragilités physiques, sensorielles, psychiques… La fragilité est un destin commun. Le handicap n’est que la résultante d’une fragilité d’une personne avec son environnement, facilitant ou entravant. A partir de là, nous pouvons prendre
en compte ces fragilités et relever ce défi collectivement.

On parle très abondamment d’inclusion et de société inclusive. Quelle est la signification de ces concepts ?
C.G. Le terme “inclusion” est peu approprié car, étymologiquement, il implique l’idée d’enfermement, d’occlusion. En odontologie, par exemple, une inclusion désigne l’état d’une dent emprisonnée dans l’arcade osseuse d’une mâchoire ; en minéralogie, un corps étranger contenu dans la plupart des cristaux et des minéraux. Le qualificatif “inclusif” apparaît plus intéressant, car
il s’oppose à “exclusif” signifiant “qui n’appartient qu’à certains et n’admet pas le partage”. Le mot “société”, quant à lui, signifie étymologiquement “communauté, solidarité, alliance, coopération entre compagnons”. Par conséquent l’expression “société inclusive” est un pléonasme ; le qualificatif, « inclusif”, serait alors une sorte d’exhausteur de sens comme le sel est un exhausteur de goût pour un plat. Il renforce le sens du mot « société ».

Qu’est-ce qu’une société inclusive ?
C.G. Pendant trop longtemps, la société était exclusive. Seuls certains, les “normaux”, étaient bénéficiaires du patrimoine social et environnemental humain, les “autres”, les plus fragiles étaient placés à la marge de cette société. Parfois même la société ajoutait de la maltraitance aux personnes handicapées. Celles-ci étaient et sont encore trop souvent privées de leurs droits fondamentaux et même discriminées. Une société inclusive est une société sans privilèges, exclusivités et exclusions. Chacun d’entre nous est héritier de ce que la société a de meilleur et de plus noble. Chacun a un droit égal à bénéficier de l’ensemble des biens sociaux,
des moyens d’apprendre, de communiquer, de se cultiver, de travailler, de créer, de se déplacer, etc. Nul ne peut avoir l’exclusivité du patrimoine humain et social, légué par tous nos devanciers et consolidé par nos contemporains.

Cet idéal d’inclusion concerne-t-il uniquement les personnes en situation de handicap ?
C.G. Non, il va bien au-delà. La gageure d’une société inclusive est de réunifier les univers sociaux hiérarchisés pour forger un “nous”, un répertoire commun, une communauté où la solidarité avec les plus fragiles est dictée par une proximité de destin. Chaque être est singulier et nous avons tous en commun une même vulnérabilité. Toute vie est irrémédiablement chétive, imparfaite et condamnée à une issue identique. La vulnérabilité peut, à chaque instant, exploser en nous. Les personnes en situation de handicap ne relèvent donc pas d’un type humain à part ; tous les êtres humains disséminés sur la planète sont des variations sur le thème du fragile et du singulier. L’idée de société inclusive implique une intelligence collective de la vulnérabilité, conçue comme un défi humain et social à relever solidairement. Il n’y a ni vie minuscule, ni vie majuscule.

Si tous les hommes sont égaux, pourquoi faudrait-il prendre des mesures spécifiques pour certains d’entre
eux ?
C.G. Une société inclusive est une société consciente que l’égalité formelle – en droits – n’assure pas l’égalité réelle – dans les faits. Si des situations identiques appellent des réponses identiques, les citoyens les moins armés et les plus précarisés nécessitent des réponses spécifiques.

Une société inclusive, doit-elle supprimer les institutions médico-sociales ?
C.G. Non, car elles sont indispensables pour certaines personnes dont les fragilités sont très importantes, mais il faut ouvrir les institutions sur la cité et répondre aux désirs et besoins des personnes. Pour ma fille, être scolarisée dans une école ordinaire n’a pas de sens, ses difficultés sont trop grandes, mais aller à un concert, au théâtre, avoir une ouverture sur le monde est important pour elle. Chaque personne est singulière et chaque situation est unique ; il faut trouver des réponses adaptées aux besoins et aux désirs de chaque personne.

Quelles mesures peuvent être prises pour favoriser l’émergence d’une société inclusive ?
C.G. Il faut changer le regard sur le handicap. Pour cela, les associations, les médias peuvent jouer un rôle déterminant pour expliquer que nous sommes tous différents, qu’une fragilité n’est qu’une différence singulière, ce n’est pas une exclusivité de quelques-uns. Il faut faire prendre conscience à tous que le patrimoine social et environnemental humain est un bien commun et non un coffre fort dont quelques élus auraient le code.

– Avant l’école, le rôle de nos crèches ou haltes-garderies serait d’accueillir indifféremment les enfants en situation de handicap et les autres.
– L’éducation est très importante. Il faut réinventer toutes les formations professionnelles, les formations des enseignants, des éducateurs mais aussi des directeurs de ressources humaines, des médecins, des policiers et gendarmes, des ingénieurs dans le bâtiment et les travaux publics, des transports…

POUR EN SAVOIR PLUS :
Dans son dernier livre, paru cette année, « La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines « , Charles Gardou prend appui sur son expérience de père d’une fille, Marie, affectée d’une maladie rare, le syndrome de Rett, pour partager sa compréhension du monde, de la diversité et l’unicité des êtres humains, et pour poser la question des frontières des fragilités humaines. »

 

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