Rencontre-débat avec Charles Gardou autour de son dernier livre “La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines.”

Charles Gardou est anthropologue, Professeur émérite des Universités à l’Université Lumière Lyon 2 et directeur de la Collection Connaissances de la diversité aux éditions Erès.

 

En 2022, nous rencontrions une première fois Charles Gardou à l’ARFRIPS (Association Régionale pour la Formation, la Recherche et l’Innovation en Pratiques Sociales) lors d’une matinale sur le thème « Qu’est-ce qu’être inclusif ? » (Revue Ensemble n°81). C’est avec plaisir que nous l’avons retrouvé à l’ALGED dans la salle de l’EXTRA de l’ESAT Hélène Rivet, fin septembre 2023.

Cette rencontre-débat, à l’initiative d’Ocellia, l’École des métiers de santé sociale en Auvergne Rhône Alpes et l’ALGED, portait sur “La fragilité de source. Ce qu’elle dit des affaires humaines”, son dernier livre.  Le débat était animé par Sandrine Amaré, Directrice de la Formation Supérieure, Recherche et International à Ocellia. 

La soirée est introduite par un film présentant les recherches de Charles Gardou, sous le titre Engagements anthropologiques. Entre le singulier et l’universel, réalisé par la Chaire de recherche du Canada sur les médias, les handicaps et les (auto)représentations : www.youtube.com/watch?v=92lMjzppk60

Dans ce court métrage, Charles Gardou précise, entre autres, le sens profond d’une société inclusive définie comme celle qui « module son fonctionnement pour offrir au sein de l’ensemble commun un chez soi pour tous, sans neutraliser les besoins, les désirs ou les destins singuliers ».

Il revient d’abord sur son itinéraire de chercheur. C’est, confie-t-il, une rencontre bibliographique dans la collection Terre Humaine chez Plon, dirigée par Jean Malaurie, anthropologue spécialiste des peuples de l’Arctique, qui a infléchi décisivement son parcours. Il y a découvert Tristes Tropiques, où Claude Lévi-Strauss ramène des laissés-pour-compte de l’histoire, ceux de tribus indiennes d’Amazonie, au foyer le plus intime, le plus incandescent de notre identité. Il montre que leur univers de dénuement est riche d’une organisation sociale, de productions artistiques, mythologiques et religieuses, aussi élaborées et signifiantes que celles dont notre Occident croit détenir alors l’exclusivité. Comme tant d’autres, il a perçu, dans cette réhabilitation, un véritable renversement, car elle nous dotait d’un « regard éloigné » sur nous, notre culture, notre société, notre identité avec ses doutes, ses manques et ses failles. Elle démontrait que toute personne, fût-elle apparemment limitée dans sa virtuosité intellectuelle ou physique, reste totalement et inconditionnellement humaine. Dans ses plus simples expressions, niche l’essence commune de l’humanité.  

Charles Gardou évoque aussi Vivre à corps perdu, ouvrage fondateur pour l’anthropologie du handicap, également publié, en 1990, dans la collection Terre Humaine. Robert F. Murphy, anthropologue américain, spécialiste des Indiens Mundurucú de la forêt amazonienne et des Touareg du Sahara, atteint d’un mal insidieux, y analyse de l’intérieur, avec les méthodes de l’anthropologie, sa propre expérience du handicap : les réactions de son corps qui se paralyse progressivement et la transformation des rapports à soi et aux autres. Il montre que la fragilité de sa propre situation constitue son point d’ancrage, car l’on est aussi anthropologue avec ce que l’on porte en soi. 

Charles Gardou propose ensuite une définition de l’anthropologie du handicap : cette discipline rassemble les travaux portant sur les interprétations, les usages du handicap et ses résonances sur un groupe humain, en un lieu, un temps, une société, une culture, et s’intéressant à ce qui se pense (origine, sens et valeur attribués au handicap, etc), à ce qui se vit (participation sociale, marginalisation, stigmatisation, etc) et à ce qui s’organise (rituels ; agencements sociaux, législations, politiques, etc). 

Il précise les 5 axes, intimement tissés les uns aux autres, autour desquels se sont déployées ses recherches. Le 1er axe est celui d’une anthropologie du très proche (Le handicap en visages) ; le 2ème est celui d’une anthropologie des fragilités (La fragilité de source) ; le 3ème axe renvoie à une anthropologie culturelle (Le handicap dans notre imaginaire culturel) ; le 4ème correspond à une anthropologie des savoirs (Des obscurantismes à de Nouvelles Lumières) ; le dernier axe est celui d’une anthropologie sociale (La société inclusive, de quoi parle-t-on ?). 

Ses travaux anthropologiques le conduisent à concevoir le handicap comme un « singulier-universel », qui verse les humains dans une même direction : leur désir vital de se sentir exister, qui, par-delà ce qui sépare la réalité des vies, s’impose avec la force d’un espoir toujours menacé. Les dimensions de l’universel et du singulier s’engendrent et se nourrissent mutuellement. Ce sont les deux faces d’une même médaille, affirme-t-il.

 

Puis vient la présentation de son dernier livre : La fragilité de source

Emma Kouloumba-Liefooghe, lauréate 2022 de “Si on lisait à voix haute” de l’émission la Grande Librairie, animée par François Busnel, lit d’abord, avec un admirable talent, les premières pages de La fragilité de source. Intitulées « A la fête, à la peine », ces pages, finement ciselées et poétiques, sont magnifiques. 

S’agit-il d’un songe ou d’un souvenir réel ?  Au milieu des passants, la veille de Noël, «  une jeune femme, aussi vacillante que la flamme d’une bougie, est exposée au vent (…) Aujourd’hui, les passants veulent tout voir, sauf cet être interlope. Ils la voudraient invisible. Elle est trop visible. Ce n’est pas une femme comme il faut. Avec son allure de pantin désarticulé, elle est indésirable en ce jour de fête, qu’elle aimerait neutraliser (…) Elle est en trop ; elle le sait, sans parvenir à s’y accoutumer. Elle jette des coups d’œil affolés autour d’elle. Vers qui aller ? Elle ébauche un signe, en attente d’une main tendue. Écho sans résonance. Seulement une collection de visages inconnus et indifférents. Chacun de son côté de la vie ; chacun son Noël, doux ou amer

Cette scène est la métaphore de la condition des personnes vulnérables, loin d’être à la fête dans une société davantage exclusive qu’inclusive.

Sandrine Amaré. Depuis que nous nous connaissons, vous avez œuvré sur de nombreux fronts pour promouvoir la parole et la place des personnes en situation de handicap. Or, pourquoi, jusqu’à ce livre, n’aviez encore jamais révélé l’existence de votre fille en situation de handicap ? 

Charles Gardou. C’est vrai, jusqu’à ce jour, je n’avais pas pu envisager de rompre le pacte de discrétion, tacitement scellé avec elle, pour écrire le tourbillon de pensées qu’elle nourrit en moi. Longtemps, à voix basse, je me suis questionné sur mon droit de pénétrer dans son jardin secret. Je suis entré en résistance intime : ne pas baisser la garde pour ne rien laisser transparaître, ne pas importuner avec mes affres et émois. Ne pas m’abandonner à l’émotion. Ne pas la déposséder de son histoire, au risque d’en faire l’otage du regard des autres.

Sandrine Amaré. Pourquoi en parler maintenant ?  

Charles Gardou. Le temps s’écoulant, c’est devenu un désir et une nécessité : le désir que sa blessure se fasse moins abstraite, que sa vie sans parole ne soit pas absente au monde ; une nécessité car il est des interrogations qui ont besoin d’air et d’espace, non de quelques interstices, pour se déployer.

Sandrine Amaré. Que vous a apporté votre posture de père dans vos recherches anthropologiques ?

Charles Gardou. Mon corps-à-corps avec la fragilité de source de ma fille est en quelque sorte mon plan incliné pour dialoguer avec le monde, les autres et un au-delà de moi-même. Je ne me juge savant que de ce qu’elle m’inspire et que je m’efforce de savoir en elle. Elle est l’eau, je suis l’éponge ! Elle balise ma route, modelant mes enseignements, mes recherches comme mes engagements pour elle, à l’unisson avec les autres sans-voix. C’est elle qui, plus que toute théorie, m’instruit sur la condition humaine et ses disparités. Car, on est aussi anthropologue, particulièrement dans le champ des situations de handicap, avec ce que l’on porte en soi, tout aussi décisif que le savoir par ailleurs accumulé. Ma fille est mon sextant pour naviguer dans la pensée, en faisant la part des exigences de l’esprit et celle des impératifs de l’action. 

« Cadenas aux lèvres, celle qui nourrit ma plume est l’ineffable en attente d’être exprimé. Ses silences parlent ; ils bruissent d’impalpables messages, prompts à se dérober au moment où l’on croit les saisir. Il y a beaucoup à entendre de son monde verrouillé, où les creux comptent davantage que les pleins » (La fragilité de source) 

Sandrine Amaré. Quelle importance donnez-vous au savoir expérientiel ? 

Charles Gardou. Je suis convaincu que, face aux fragilités humaines aux mille visages, s’il est une possibilité de compréhension, elle se trouve sur le chemin de ceux qui en font l’expérience et de leurs proches qui, selon un itinéraire que nul ne peut faire à leur place, en éprouvent les résonances.  Ce savoir de l’intérieur, cette « expertise par le dedans », informelle, existentielle, nourrit de manière irremplaçable les savoirs de l’extérieur, distanciés et formels. La connaissance ne peut s’exempter de cette intelligence insubstituable des choses de la vie.

Sandrine Amaré. Un rempart sépare encore les « normaux » des personnes en situation de handicap. Quelles en sont les causes ?

Charles Gardou. Les causes sont multiples. La première est que les humains ont du mal à décoller le regard de leur propre monde et à lui donner de l’amplitude. Quelque chose les retient de le porter sur certains destins en marche, qui excèdent de toutes parts leur expérience immédiate. Il s’ensuit que, en dépit de quelques bonnes manières de façade, les signes de présence et de sollicitude font souvent défaut envers ceux qui vivent à peine et avec peine. La conscience d’une communauté de sort, d’une responsabilité individuelle dans le destin collectif fait souvent défaut.

Dans “La fragilité de source”, Charles Gardou rapporte les bribes d’une conversation au seuil d’un restaurant

« – Regardez cette jeune femme là-bas ! On ignore ce qu’elle a vraiment mais on voit bien qu’elle n’est pas normale. Elle est venue plusieurs fois déjeuner ici et ce n’est pas la seule, depuis qu’un centre spécialisé s’est implanté chez nous. Que voulez-vous, cela ne rassure pas. 

– Pourquoi vous inquiéter ainsi ? Vous n’avez aucune raison d’avoir peur et de vous sentir en danger. 

– Je ne comprends pas qu’ils ne restent pas dans leur institut. Leur place n’est pas au restaurant. Et puis, je ne veux pas être prophète de malheur, mais ces personnes-là, vous savez, elles ne sont pas comme nous ! »

Une autre cause tient à la tendance générale au préjugement. On aurait tort de croire naïvement que les vieilles superstitions sont mortes. Sous des propos, parfois plus codés, c’est la même coulée de fantasmes tenaces et constamment ressassés, de préventions toutes faites et d’images archétypales qui distordent nos représentations mentales du handicap. Tels des miroirs déformants, ils leurrent et altèrent le regard. On se fait imprudemment une opinion définitive de situations atypiques qu’on ne connaît pas. De vieux préjugés à la vie dure se reproduisent ad nauseam, en dépit de l’évolution des institutions sociales, politiques et religieuses. On se satisfait trop volontiers de quelques miettes d’informations, infiltrées par une noria de stéréotypes et d’idées préconçues. On invente des personnages « différents » à partir de bavardages et de simplismes rebattus, de on-dit et de mal-dit. Elles sont là, autour de nous, mais on les observe de loin, comme des planètes lointaines, sans se risquer à trop de proximité. On les regarde dans les voir, on les entend sans les écouter. On les revêt d’habits impersonnels. On les croise virtuellement sans les connaître. Au nom de quelques règles de bienséance, on n’ose quand même pas se boucher les yeux. Il y a des choses qui ne font pas !

Ce qui crée un rempart entre les uns et les autres, c’est encore la prégnance des normes culturellement construites. La musique de la diversité est étouffée par le tintamarre des normes, qui s’accompagne d’une conception dégradée de ceux dont les rapports au corps, au temps, à l’espace, au monde et aux autres apparaissent trop éloignés des configurations et expériences « valides », prétendument universelles. Pourquoi ne parlent-ils, ne comprennent-ils, n’entendent-ils, ne voient-ils, ne marchent-ils pas comme la majorité ? On n’a jamais fini de comprendre que la normalité est une étrangeté dans l’humanité. 

Il est bien difficile d’échapper au diktat de la mise à la forme instaurée en un temps donné. C’est vrai en tous domaines (emploi, soin, culture, art, loisirs, habitat, etc) et singulièrement dans notre système éducatif, des structures de la petite enfance à l’Université, où l’on rechigne à accorder leur juste place à ceux que le handicap sur-fragilise. L’ambition d’une école inclusive exige des moyens, des accommodements, une formation à la hauteur des acteurs éducatifs et une coopération effective avec le secteur médico-social. Il ne suffit pas de « faire de l’inclusion », encore faut-il « être inclusif ». Avec la poussée de fièvre inclusionniste, nombreux sont ceux « en inclusion » côté jardin et « en exclusion » côté cour ». Combien d’enfants dits « en inclusion scolaire », présents dans une école, s’y sentent relégués et désaffiliés, faute d’adaptations de la temporalité, de la pédagogie, des didactiques.

Il n’est pas d’éducation sans ouverture à la diversité, qui est la loi du vivant. Tous les humains en sont issus, contrairement à l’expression consacrée qui fait accroire que seuls quelques-uns le seraient. Non, nos semblables en situation de handicap ne constituent pas une confrérie d’êtres atypiques, qui auraient l’exclusivité de la différence. C’est une mosaïque de visages singuliers, non une catégorie abstraite. Le sentiment d’inexistence commence là : par une étiquette générique que l’on colle sur le visage, le faisant disparaître. Or, les sociétés demeurent des machines à trancher en catégories asymétriques, à hiérarchiser, sélectionner, classer, déclasser. En haut sont placés les citoyens de première zone, les possédants, les bien constitués. En bas sont relégués les citoyens de seconde zone, les locataires, les dépossédés, les mal conformés. Aucun classement n’a pourtant de légitimité, ni biologique, ni philosophique, ni politique.

Sandrine Amaré. Comment concevez-vous la place et le rôle des professionnels ? 

Charles Gardou. Accordons-nous ensemble autour d’une chose  : qu’en serait-il du quotidien des personnes et de leurs parents sans l’action étayante et cicatrisante des professionnels ? Sans que toujours ils ne le soupçonnent, ces femmes et ces hommes, attelés à une tâche de protection, d’autonomisation, d’éducation ou de soin d’un enfant ou d’un adulte, sauvent aussi sa famille, qui puise en eux une force et une permanence vitales. Ce qui invite à leur témoigner une gratitude, non à gloser sur l’exercice de métiers impossibles mais si nécessaires. Ils maintiennent en quelque sorte une lampe allumée dans les maisons en manque de clarté. 

Sandrine Amaré. Comment concevez-vous ce que l’on appelle la désinstitutionalisation ? 

Que penser par ailleurs des attaques en piqué sur les institutions où les professionnels exercent ? Ces constructions sociales ne sont que ce qu’ils en font. Elles sont leur ombre portée. Le mouvement de désinstitutionnalisation, couramment caricaturé, appelle à la nuance. En tout état de cause, il est généralement admis qu’il n’y a plus place, aujourd’hui, pour des lieux insularisés, coupés du monde. On ne saurait toutefois assimiler toute institution à de tels lieux aux pratiques déshumanisantes, sans air ni vraie vie à l’intérieur. La désinstitutionnalisation, en réaction à une culture des institutions fermées, ne consiste pas à bannir toute structure spécialisée, tout établissement social ou médico-social, en proclamant que les résidents seraient mieux ailleurs. Hélas, pour certains, pas d’ailleurs. Il ne suffit pas de supprimer les institutions pour assurer leur pouvoir d’agir et leur liberté de s’autodéterminer. 

Un biais interprétatif amène à confondre dés-institutionnalisation et dés-institution. Il convient non de les détruire mais de les déconstruire, au sens que Derrida donnait à ce terme. Non les défaire pour les défaire, mais les désenkyster, par touches successives, déterminées, réfléchies. Non les fermer mais les ouvrir sur la Cité et à la Cité, au temps et à l’espace commun. Ne plus les concevoir comme des lieux obligés et immuables. Ce qu’elles offrent ne s’oppose en rien à d’autres possibles, souhaités ou souhaitables, en milieu ouvert, avec des dispositifs ou plateformes de services au service de parcours de vie singuliers. La pluralité des situations des personnes et de leurs familles nécessite la diversification des voies offertes. 

Nombreuses sont les institutions « justes », à taille humaine, conçues comme des maisons familiales, qui ont opéré un profond changement culturel, pour adapter l’environnement de vie et renouveler leurs pratiques. Les professionnels y font preuve d’audace et de créativité, même s’il arrive que leurs mains tremblent et défaillent. Dans une recherche de lien et de sens, ils multiplient les occasions d’échange, d’interaction et d’émancipation pour dépasser les limites et les conditionnements.

 

Bien d’autres questions furent abordées dans ce débat nourri. Si l’espace de cet article ne permet pas de les reprendre, l’ouvrage de Charles Gardou leur apporte des réponses. 

 

La fragilité de source se termine par un émouvant hommage de Charles Gardou à sa fille Marie : « La tonalité de sa vie est dans ma chair : c’est d’elle que coulent mes mots comme autant de gouttes d’eau ruisselant à l’intérieur (…) Je sais que nous nous ressemblons. Son silence et ma parole sont réconciliés. »